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LEAUTAUD SA VISION
Paul Léautaud Paris, 18
janvier 1872 - « La Vallée-aux-Loups »,
Châtenay-Malabry, 22 février 1956
Paul Léautaud ne considérait pas l’écriture comme un
métier, mais comme un style de vie, une attitude
existentielle. La fiction n’intéressait pas cet
égotiste, qui cultivait deux principes, la liberté et
l’amusement.
Dans les documents d’archives, l’écrivain apparaît,
entouré de ses animaux – des chiens comme Ami ou Mlle
Barbette, à qui il offrait un volume de Paul Fort « par
jour ou tous les deux jours selon sa voracité », des
chats comme Chat Souris, Chat Radis ou Picasso cou gris,
sans compter sa guenon ou son oie, baptisée Aurel, du
nom d’une femme de lettres qu’il détestait – ou seul,
comme dans ce cliché de 1953, avec sa toque de fourrure,
son écharpe à carreaux, ses vestons superposés
(portait-il ce jour-là ce caleçon dont il avait recousu
les boutons au fil noir ?) et son sac à provisions,
rempli de pain dur. Le défenseur acharné de la cause
animale était un original. De tous les visages qu’il
s’était composés, lequel privilégier ? Comment le
définir ? L’âme du Mercure de France ? Celui par
qui le scandale arrive ? Une langue de vipère ? Un rire
diabolique ? Une voix de sirène ? Ce qui est certain,
c’est que le vieil ermite de Fontenay-aux-Roses
souffrait de blessures d’enfance, difficiles à
cicatriser.
Bâtard, né dans un milieu de comédiens et abandonné à la
naissance par sa mère, Léautaud doit travailler dès
l’âge de quinze ans. Après une série de métiers de
fortune, il se partage entre la basoche et la
littérature. En 1895, grâce à son ami Adolphe van Bever,
coauteur de la célèbre anthologie en trois volumes des Poètes
d’aujourd’hui (1900-1929), il rencontre
Alfred Vallette, qui édite ses Essais
de sentimentalisme (1896-1900) et l’emploie,
de 1908 à 1941, comme chroniqueur et secrétaire de
rédaction au Mercure
de France.
Dans Le
Petit Ami (1903), Léautaud relate ses jeunes
années, sa vie au milieu des lorettes et ses
retrouvailles éphémères avec la carissima
mater, femme mythique, proche mais
interdite, qui hante le music-hall et la chambre. Dans In
Memoriam (1905), il n’entre pas tout de
suite « dans le vif du sujet », si ce mot n’est pas
exagéré quand il s’agit d’un mort (son père), mais
évoque encore une fois la « créature délicieuse » (sa
mère), à qui il consacrera plusieurs feuillets inédits
d’Amours (1906).
Léautaud ne se libèrera jamais de ces œuvres à caractère
autobiographique et n’aura de cesse de les remettre sur
le métier.
Hanté par la peur de manquer d’inspiration, il a besoin
des contraintes du travail mercenaire, mais il pratique
avec maestria l’art de la digression. Critique
dramatique, il s’invente un alter ego, « vieux bourgeois
célibataire et maniaque », qui le représente tant à
l’Odéon qu’au Théâtre de l’Œuvre ou au Vieux-Colombier,
et il publie, sous pseudonyme (à l’instar de Stendhal,
l’un de ses auteurs favoris), Le
Théâtre de Maurice Boissard (1926 et 1943).
Croque-notes de la vie douce-amère, il publie Passe-Temps (1929).
Et il accumule matériaux publics et privés pour son
livret de littérature-épargne. En effet, de 1893 à 1956,
il enfante les 7 000 pages de son Journal
littéraire (1954-1966). Ses Journaux
particuliers sur ses amours avec Anne
Cayssac (1956 et 1989) et Marie Dormoy (1986) ont partie
liée avec les pages érotiques du Petit
Ouvrage inachevé (1964).
« Quand on est un écrivain, le tempérament passe
par-dessus l’émotion » (Journal
littéraire, 22 décembre 1909). Au lyrisme,
Léautaud préfère le plus souvent la distance, le trait
vif, l’expression qui fait coup de poing. Il manie le
sarcasme et l’ironie. Avec verve, il s’en prend à la
morale, à la religion – comme disait l’abbé Mugnier : «
Comment ! il n’y a pas d’Enfer ? Mais si, il y a un
Enfer. C’est absolument sûr. Seulement, il n’y a
personne » (Journal
littéraire, 28 juin 1933) –, à la société, à
l’ordre établi, à la police, au patriotisme et à la
famille. Pour Léautaud, rien n’est tabou, ni la
sexualité, ni la mort. D’un même ton guilleret, il peut
vanter le « décolleté » des propos féminins et dire à
propos de son défunt père : « Quelle singulière idée,
pour un mardi-gras, de s’habiller en mort ! ». Écrivain
de nécrologies, il n’hésite pas à rédiger la sienne :
Ici gît Paul Léautaud
Plus connu : Maurice Boissard.
Il écrivait et parlait sans fard,
Immolant tout à un bon mot.
Quand on l’enterra : « C’est bien
tôt ! »
Dirent quelques-uns, mais, à
part,
Beaucoup pensèrent : « C’est bien
tard ! »
Aujourd’hui, Léautaud est bien vivant. Pour s’en
convaincre, il suffit de se plonger dans son Journal
littéraire ou de réécouter ses Entretiens avec
Robert Mallet (1950-1951).
(Martine Sagaert
professeur de littérature contemporaine
à l’université Michel de Montaigne – Bordeaux III)
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Paul Léautaud, un peu à l'écart de la ville
Le 18 juin 1940, tandis que le Général de Gaulle
lançait son solennel appel à la résistance
depuis Londres, Paul Léautaud écrivait dans son Journal
Littéraire : " A Fontenay, on voit très peu
de la guerre, les allemands ne faisant qu'y
passer en motocyclette, peu nombreux, et chez
moi, un peu à l'écart de la ville comme je le
suis, isolé dans mon grand jardin, rien de
changé à ma vie. C'est comme si elle n'était
pas. "
69 ans, 2 mois et 26 jours après, ce 13
septembre 2009, c'est en voiture que j'arrive à
Fontenay mais j'aurais pu venir à pied de mon
appartement, situé à seulement un kilomètre et
demi de ce qui fût la demeure de l'écrivain. Je
me suis garé en contrebas, c'est un dimanche
matin, il fait beau, aucun bruit, on se croirait
en province. Je monte l'étroite rue Guérard. Au
milieu de l'alignement des petits pavillons de
banlieue qui s'érigeaient au tout début du XX°
siècle, une trouée s'évase en direction d'une de
ces petites résidences des années soixante-dix à
faux aspect de luxe.
Je m'avance au hasard : sur ma droite, une
maison modeste, mal entretenue ressemble
vaguement aux quelques rares photographies
prises à l'époque où Paul Léautaud vivait
encore, au début des années cinquante, pour les
plus récentes. Sur la porte fatiguée, quelques
noms sur des sonnettes et comment croire
qu'autant d'appartements (maintenant inoccupés
?), même modestes, se sont entassés entre " les
quatre mur et un toit, c'est tout ce qu'il me
faut " comme se plaisait à le raconter
l'écrivain dans ses entretiens radiophoniques
avec Robert Mallet. " Et puis, en 1911, j'ai
tout de suite été attiré par cette rue isolée où
les voitures passent encore à peine aujourd'hui
", ajoute t-il.
En effet, je n'entendrai aucun bruit de moteur,
ne verrai personne pendant le temps que durera
ma visite et dieu sait si j'ai pris mon temps à
errer dans cette impasse. Paul Léautaud aura
ainsi habité 45 ans dans sa maison, jusqu'à sa
mort. " Je me suis tellement plus que je n'ai
jamais déménagé... J'ai eu au moins trois cents
chats et cent cinquante chiens. Ils sont tous
morts de leur belle mort, chez moi, et ils sont
tous enterrés dans le jardin. ". Et c'est
justement un chat que je remarque enfin et qui
m'épiait tranquillement tapi dans les feuilles
tombées : je sais alors que je ne me suis pas
trompé de maison.
Et puis, ici, tout ressemble à ce que j'ai
parcouru depuis l'été dans les 8000 pages, Journal
Littéraire et œuvres comprises, d'une
lecture marathon dans laquelle je me suis plongé
avec délices et en détail. C'est alors se
souvenir du fouillis inextricable du jardin,
relaté au fil des pages, c'est le peu de
considération pour l'ordre et le ménage de
l'occupant des lieux et comment un tel lieu
garde l'empreinte du chaos.
Donc, il faut tout examiner, tout retenir, tout
comparer. Le garde-corps de la fenêtre est-il le
même que sur les vieux clichés ? La pierre du
seuil a-t-elle conservé la trace des pas de
Léautaud ?
Par la fenêtre du rez-de-chaussée, la même qui
demeure grande ouverte sur la vieille photo (on
devait être en été, partout des animaux
éveillés, chiens maigres dans l'ombre ou baignés
de soleil), on aperçoit le papier peint, la
volée d'escalier qui monte au premier étage. A
l'étage était sa chambre, mais aussi son bureau,
sa cuisine, le refuge de ses chats, de la guenon
qu'il avait recueillie, venue dans son jardin
par un hasard incroyable. C'était le refuge des
mois d'hiver sans charbon, pendant l'occupation,
un poêle à bois et les arbres mouillés du jardin
comme unique combustible, le reste de la maison
demeurant glacé.
Imaginer la main de Léautaud saisissant la rampe
patinée.
Mais le chat me fait signe (Léautaud avait
horreur des phrases qui commencent par " mais ")
et m'invite à le suivre au jardin. Ici, tout est
grand ouvert, on peut facilement faire le tour
de la maison. Sur des films aux archives de
l'INA, c'est de cet endroit que Marie Dormoy, la
dernière amie, témoigne de l'écrivain. Les
arbres cernent la maison mais le soleil arrose
la façade arrière, presque curieusement
identique à celle qui donne sur le passage.
C'est d'ici qu'est photographié l'écrivain, les
arbres pareillement déplumés. Je ramasse un
marron, c'est l'époque, et je pense à la guenon
: Léautaud raconte que c'est au sommet de
l'arbre qu'il l'a trouvé un jour, bombardant de
bogues les chiens énervés qui aboyaient dessous.
" Ce soir, à la fenêtre, le jardin, l'espace, le
silence presque complet. " (Journal
Littéraire du vendredi 6 juillet 1951). Il y
a une photographie qui le représente, l'air
pensif et remué de phrases pareilles. Assis à
l'intérieur sur une chaise longue d'extérieur,
la porte est grande ouverte, sans doute, il me
semble, de ce côté du jardin. Ce devait être ses
quartiers d'été. A l'époque des volets clos,
mille détails cependant pour en restituer
l'ambiance : quelques roses tardives, l'oblique
de la lumière sur une charnière, des feuilles
dispersées par le vent et qui grattent à la
porte comme la patte obstinée d'un chat qui veut
rentrer.
En ressortant du passage, j'aperçois seulement
le discret hommage que la mairie a installé et
qui s'est enfoncé dans le feuillage. Sur la
plaque, on a reproduit la mention " écrivain
français ", la seule que Paul Léautaud avait
désirée avoir sur sa tombe. " Ami et protecteur
des chats et des animaux ", passe encore mais il
aurait vivement dénoncé à coup sûr le "
étranger à toute inquiétude philosophique "...
De l'endroit, on voit au loin, la porte d'entrée
perdue sous les frondaisons. Je rejoins la
tranquille rue Guérard et la silhouette de
Léautaud me poursuivra longtemps.
En guise d'épilogue, voici une des dernières
photographies de Paul Léautaud : elle fût prise
le jeudi 26 janvier 1956 chez le Docteur le
Savoureux, à la Vallée aux loups. L'écrivain,
affaibli, (il venait d'entrer dans sa 85ème
année le 18 janvier) avait accepté de quitter le
samedi précédent et pour la première fois depuis
45 ans son domicile de Fontenay, emmené par la
fidèle Marie Dormoy. Ce jeudi 26 donc, il écrit
encore dans son journal :
" Ce matin, une heure avant le déjeuner, Mme
le Savoureux me dit qu'elle a la visite de
photographes envoyés par Paris-Match pour
prendre des photographies de moi à la Vallée aux
loups. Elle leur a dit qu'il faut qu'elle me
demande si je consens. Je lui ai demandé à elle
: " Qu'est-ce que vous en pensez ? Moi vous
savez, je trouve cela assommant, surtout fichu
(habillé) comme je suis. Je ferai ce que vous
voudrez. Dites vous oui ? Dites-vous non ? " .
Elle répond : " Dites oui, mais si ".
On est alors passé dans plusieurs pièces de
l'habitation dans les quelles les photographes
ont travaillé à leur volonté et pris tous les
clichés qu'ils ont voulu.
Je ne connaissais pas tous les salons, mobilier,
décors, objets d'art de ces pièces, avec leurs
objets d'art, portraits, sur toute l'époque de
Chateaubriand.
C'est une merveille."
Ce jeudi 26 janvier 1956, ma mère mettait au
monde ma sœur aînée.
Vingt-sept jours plus tard, Paul Léautaud
mourrait avec un dernier mot d'esprit :
maintenant, foutez-moi la paix ! J'en préfère un
autre, plus de circonstance, plus gai aussi : "
la mort est une clownerie ".
(6 novembre 2009, Page citée par Michel Courty
dans Leautaud.com).
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